Le Vieux Chaillol

Quand deux natures se rencontrent dans les Alpes...

Le ciel était toujours enrubanné de brume lorsque je me réveillais dans cette maison étroite et sombre. J’étais encore somnolent dans ce grand lit vide et pourtant, au travers des rideaux bon marché qui pendaient aux fenêtres, il me semblait observer le flou caractéristique d’un brouillard installé avec aplomb. De lourds draps m'enveloppaient étroitement et je tentais de me protéger des relances de ma fertile imagination. Prête à bondir sur quelque argument disponible, elle s’évertuait à me convaincre que le froid était insoutenable. Il était vrai que l’été se trouvait derrière moi, mais je ne pouvais pas encore affirmer faire face à un hiver rude et austère. L'automne avait tout simplement installé ses quartiers, et nous avions la chance de vivre ce que certains appellent un été indien. Je n'ai d'ailleurs jamais réellement saisi ce que cet été avait de si indien. La plupart du temps je me contentais bêtement de répéter cette expression en imaginant que tout le monde comprenait ce que je voulais dire.
Mais ce matin là j’étais sceptique. Le froid traversait les draps épais, et les quelques centimètres de peau non recouverte ne m’indiquaient rien qui vaille. La veille, avant de m’endormir, je ne me souvenais pourtant pas avoir eu froid. J’essayais alors de me rassurer en vérifiant l’heure qu’il était. Il était sans doute très tôt et la journée n’était pas encore réellement levée. Voilà tout. Cette impression de froid disparaitrait évidemment au fur et à mesure que la journée avancerait. Sans pour autant m’en extraire, je m’agitais alors sous les draps, cherchant désespérément un réveil ou quelqu’autre objet donnant l’heure. En vain.
Après de longues minutes de tergiversations intenses que j’économiserai ici, et bravant avec hardiesse les insolentes sensations, je décidais de me lever pour évacuer toutes les suppositions qui s'amoncelaient dans mon esprit. D’un geste rapide, je me débarrassais du long drap et pivotais sur le lit bien décidé à en découdre. Une fois debout, le constat était accablant. Je n'avais pas encore mis le nez dehors que ma première impression se vérifiait. Il faisait froid. Ma peau se mit instantanément à frissonner et j'imaginais déjà le supplice qui allait m'assaillir lorsque j'ouvrirai la fenêtre afin de déterminer l’état de la température extérieure. Entièrement réveillé par le froid glacial qui régnait dans cette pièce, j’engageais toute mon énergie et mon courage pour atteindre le but que je m’étais fixé. Je devais savoir. Deux mètres tout au plus me séparaient de cette maudite poignée lorsque d'un geste assuré, je fis glisser le léger rideau qui obstruait encore mon champ de vision. Les secondes qui suivirent me laissèrent sans voix. Derrière les rideaux jaunis par la lumière, et oubliant complètement la température qu’il faisait, je découvris ce que l’obscurité de la veille ne m’avait pas permis d’apprécier: une nature splendide et toute puissante.
La brume envahissait l’horizon, vigoureuse, majestueuse, impénétrable. Mais elle n’était pas terrifiante pour autant. Elle planait au dessus des vallées comme un toit protégeant une nature encore endormie. Elle s'imposait ainsi comme la gardienne implacable d'un royaume souterrain et secret. Au dessus, le soleil frappait déjà les cimes les plus élevées. Seules quelques unes étaient visibles et se détachaient sur un ciel déjà bleu à peine zébré de rares nuages téméraires. Leur triomphe était certain, leur consécration proche. Ce tableau s'imposait à moi avec une puissance sans précédent. Mon visage se figea quelques secondes, la bouche légèrement entrouverte, sans que je ne puisse dire un mot ou laisser une seule pensée perturber mon esprit. Je restais là, immobile, exultant.
De nombreuses minutes s’étaient ainsi écoulées et j’étais finalement parvenu à me ressaisir. Je m’étais alors dirigé vers la cuisine afin d'y prendre mon petit déjeuner. La sensation de froid qui m’avait assaillit quelques minutes plus tôt avait maintenant disparu. Pour la vaincre, j’avais simplement eu l’heureuse idée de me coller contre le poêle à bois installé dans le salon. À côté de lui était posée une panière remplie de bûches, prêtes à l’emploi. Cette vision me revigora et j’en saisi immédiatement une pour allumer ce feu salvateur qui viendrait bientôt à mon secours. Sa chaleur intense imprégna ma chair durablement et je me sentais maintenant ragaillardi, fin prêt à ingurgiter avec délectation les premières gorgées de ce chocolat chaud que j’attendais avec impatience. C’était effectivement le premier objectif majeur de la journée et je ne comptais m’y soustraire sous aucun prétexte.
A l’extérieur, la brume disparaissait peu à peu. Les contreforts environnants se dévoilaient dans une agréable valse d’ombres et de contrastes mouvants. Les nuages redescendaient dans la combe et s’agglutinaient petit à petit, formants de douces et agréables nappes cotonneuses. Le jour se posait avec délicatesse sur les plus hautes feuillées jusqu’à s’étendre plus bas dans la vallée, sonnant avec pudeur le réveil de tous les êtres vivants encore blottis dans leur terriers. Le vert et le jaune se mélangeaient subtilement pour rendre sa superbe à un paysage matinal extraordinaire. Comme chaque jour, dans cet immuable recommencement, la lumière donnait vie à cette nature assoupie.
L’endroit dans lequel je m’étais réfugié pour cette étape de mon voyage était assez étroit. Il formait une cuvette colorée et désertique. Parfois rougeoyantes, les textures s’étendaient au bleue, passant tantôt par du jaune, tantôt par du vert. Ce panel de couleurs se répandait sur des cimes déjà légèrement nappées d’une neige immaculée, comme de la crème chantilly déposée avec gourmandise sur un dessert exquis. Le soleil, maintenant intense et vindicatif, inondait le panorama d’une douce chaleur réconfortante. La nature se parait de ses plus beaux atours. Elle devenait sauvage, rayonnante, luxueuse.
La cabane se trouvait au centre du vallon. L’accès n’était pas des plus aisé mais l’enjeu en valait la chandelle. C’était une petite maison toute simple, plutôt spartiate. Elle n’était équipée que du strict minimum. Une chambre agrémentée d’un lit de camp pliable, une minuscule cuisine composée d’une vieille gazinière, d’une machine à café, d’un évier en pierre, et d’une pièce un peu plus grande faisant office de salon à l’intérieur de laquelle on pouvait diner ou éventuellement se procurer un peu de repos. Tout ceci était bien suffisant. Le paysage faisait le reste. Et le contraste était extrême. Une sensation de profond respect et d’admiration envers cette nature silencieuse s’en dégageait. À l’abri de ces murs de bois humides le spectacle pouvait commencer. Le calme qui régnait dans cette immensité était impressionnant et je me sentais infiniment petit ce théâtre démesuré. 
La nature n’est pas bruyante et ne se fait que rarement remarquer. Sa pudeur et sa discrétion font d’elle une des garantes de notre sauvegarde globale. L’homme s’est approprié la planète comme un terrain de jeux sur lequel il se permet toutes les excentricités sans se demander ce que ses actes impliquent. La nature ne dit rien. La plupart du temps elle subit. Meurtrie, elle rugit parfois sans pour autant infliger à l’être humain de profondes blessures. Ce sont des avertissements qu’elle croit suffisants pour faire naître au sein de l’espèce humaine une prise de conscience. La voie choisie n’est sans doute pas la bonne. Mais nous n’apprenons pas. Cachés entre nos murs épais, à l’intérieur de maisons aussi étroites que de vulgaires chenils, dissimulés dans la chaleur anonyme des grandes villes, les êtres humains se chamaillent et réfléchissent aux différents moyens de prendre le dessus sur leurs congénères. Rien ne les arrête. La soif de pouvoir, de domination, la prétention et l’individualisme rayonnants prennent le pas sur toute forme de compréhension. Ici, au beau milieu de cette vastitude sauvage, l’homme, seul, saisit parfois son arrogance et son insignifiance. Un seul mouvement de cette terre nourricière suffirait à le plonger dans un chaos définitif. Mais cela ne dure pas. Emporté par les masses et leur pouvoir de séduction, les êtres humains, telles des brebis programmées pour suivre le groupe, se laissent emporter vers un inéluctable précipice.
Après cette réflexion introspective, que j’oublierais sans doute quelques minutes plus tard, mon métabolisme à l’affut de nouveauté se mit à tambouriner pour m’indiquer qu’il fallait que je parte vers l'objectif que je m’étais fixé. En effet, ce voyage devait être quelque chose comme une expérience initiatique.
Telle était l’expression à la mode pour designer ce genre d’escapades. J’étais un pur produit de la ville. Une de mes priorités vitale et quotidienne consistait à connaitre le temps que j’allais perdre pour rallier les stations Bastille et Saint-Augustin en métropolitain. Tout ceci ne représentait que du temps perdu, gâché, anéanti. Moins il est vrai depuis l’arrivée des smartphones. Dans ce fracas souterrain, les minutes défilaient, dénuées de toute consistance. Elles réglaient ma vie comme le balancier d’une horloge que l’on remontait chaque jour sans trop savoir pourquoi. Une sorte d’obsession terne s’en dégageait, obscure et négative. 
Ma vie était également cadencée par les achats que je réalisais et qui me donnaient de la contenance vis à vis de mes amis. Amis que je conservais grâce à des discussions futiles autour de sujets consuméristes. La plupart du temps, les comparaisons venaient fleurir les débats, et chacun tentait de savoir qui allaient indirectement l’emporter sur l’autre. Dans mon monde, la planète n’avait un rôle à jouer qu’à partir du moment ou elle me permettait de savoir ou partir en vacances, mais aussi et surtout me fournissait de quoi me nourrir. Je ne savais d’ailleurs pas très bien à quoi ressemblaient les animaux que j’ingurgitais, ni ou poussaient tels ou tels légumes et fruits. Je ne faisais que porter une attention certaine aux packagings et à différentes mentions. Le Bio prenait récemment de l’ampleur et j’optais pour cette nouvelle étiquette. Me présenter aux caisses avec des articles estampillés AB me donnait une certaine prestance. Je n’avais pas vraiment conscience de ce qui se cachait derrière et ne faisais pas non plus beaucoup d’efforts en dehors de ces achats pour faire en sorte que la planète soit moins impacté par ma présence. Mais je me portais bien et mon quotidien l’emportait clairement sur ce genre de considérations. 
Dans ma méconnaissance générale, je laissais mon imagination divaguer et il me semblait qu’il devait encore y avoir des territoires ou l’homme n’avait que peu développé son tourisme de masse. Des sortes de territoires oubliés. Des territoire qui, de parole d’homme n’avaient été que rarement foulé tant les conditions étaient extrêmes.
Fier de cette nouvelle idée qui ne m’était sans doute venue à l’esprit que pour épater mes collègues de travail, je m’étais mis à chercher quel type de destination pouvait me permettre de vivre ce genre d’expérience. Bien évidemment, partir loin aurait été bénéfique pour mon image. Le simple fait de citer une destination éloignée donne souvent de l’importance au récit. Mais je ne pouvais me le permettre pour le moment. La mort dans l’âme je m’étais alors résolu à trouver une destination intermédiaire. Suffisamment belle pour que mes photographies puissent impressionner les réseaux sociaux, sans toutefois qu’économiquement je ne sois aux abois. J’aurais tout le loisir plus tard de partir loin. C’est donc ainsi que le choix des Alpes s’était imposé à moi. Après en avoir parlé avec certains de mes amis, il s’était même avéré que des histoires assez incongrues se passaient encore dans ces montagnes. Certains prétendaient même qu’il existait une bête tout droit sortie du paléolithique. Un animal qui aurait échappé au poids des âges et qui aurait réussi à se reproduire depuis des milliers d’années. Après tout, cela était possible. C’était bien le cas dans les océans, alors pourquoi pas sur terre. 
Après mûre réflexion, c’était une aubaine. Prendre cette bête en photo me permettrait de partager avec mes semblables ces clichés exceptionnels et par effet domino de connaitre enfin le succès. Mes clichés se vendraient tout autour du monde, et je multiplierais les likes en présentant ce monstre d’un autre temps, lié par le sang à ma destinée désormais glorieuse. Les foules m’assailliraient et je ferais le tour des plateaux TV, des rédactions et des radios populaires. Internet bruisserait de mon incroyable découverte et mon nom serait relayé à travers le monde. Fallait-il d’ailleurs que je me trouve dès maintenant un pseudo ou devais-je garder mon propre nom?
C’est sur ce parangon d’idées que mon projet de voyage dans les Alpes avait plus ou moins germé dans mon esprit. 
Sachant déjà que les prochaines journées seraient éprouvantes, je décidais de laisser une partie de mon équipement dans cette petite maison. Je pourrais ainsi voyager léger et n’aurais qu’à récupérer les affaires au retour. L’aventure serait longue mais l’immortalité m’attendait et cette pensée m’ôtait toute incertitude quant à ma capacité à réussir. La paresse qui m’enjoignait de ne pas me précipiter était elle aussi vaincue par ce tableau idyllique qui m’envoutait alors.
Laissant cette charmante petite maison derrière moi, je rejoins un chemin qui longeait un lac sombre adossé à un massif désertique où quelques animaux presque indistincts paissaient tranquillement. Les pentes abruptes ne leur facilitaient pas la tâches et pourtant ils étaient là, libres de leurs mouvements, emportées par leur instinct naturel. Leurs besoins étaient somme toute relativement basiques et la nature leur donnait entière satisfaction. Je m’arrêtais là quelques instants, admirant le paysage et contemplant la simplicité de cette nature pourtant si belle. Il était alors frappant de s’apercevoir que la beauté la plus ultime n’est pas forcément le fruit de l’espèce humaine. Elle ne nécessite pas non plus la mise en oeuvre de recherches intenses et profondément couteuses. Ici, les formes n’étaient pas forcement homogènes, les couleurs semblaient dispersées aléatoirement, sans logique apparente, le bleu apparaissait à plusieurs reprises sans que les tonalités soient identiques, et pourtant. Pourtant, l’ensemble était beau, pur, apaisant. Le tintement des sonnailles agitées par les brebis donnaient une contenance à un espace où seul le vent et quelques espèces volatiles se faisaient entendre. Plus clair encore que la musique programmatique, tout ceci pouvait facilement se décrire les yeux fermés. Tout était clair, limpide, sincère. Chaque son avait sa place. Pour parachever cette oeuvre éphémère, je tentais de retenir au maximum mon souffle. Mes oreilles pouvaient ainsi saisir l’ampleur de ce qui se passait autour d’elles sans filtre ni bourdonnement.
Enveloppé par cette symphonie sonore et visuelle, je remarquais soudainement que la seule trace laissée par l’homme était le chemin. Légèrement sinueux, il s’étendait à perte de vue devant moi, longeant le lac et prenant de l’altitude jusqu’à atteindre un col aux allures de manteau de fourrure un peu vieilli par le temps. 
C’est alors que je repris ma marche en avant, m’efforçant de conserver au maximum mon énergie pour les ascensions que je devrais affronter plus tard. Je réglais mon allure de sorte à ne pas trop éprouver mon corps. Le soleil était radieux et les conditions idéales pour cette excursion. Toute la brume s’était maintenant dissipée et le ciel bleu prédominait dans la vallée. Nous n’étions probablement pas encore à des hauteurs démesurées et la nature, clémente, ne faisait pas encore prévaloir sa rudesse.
Au bout de quatre longues heures de marche, j’accédais à un nouveau col renommé pour sa croix, posée là comme une preuve de plus de la suprématie de l’homme sur la terre. Les pentes volcaniques du col d’Olle étaient lacérées par des chemins muletier et d’étroites coulées liquides. À première vue on aurait pu penser à la peau d’un lion allongé dans la savane après un lourd festin. Le spectacle était jouissif. À cette altitude, plus grand chose ne pousse. Seuls quelques lichens et autres plantes rampantes se développent à ras le sol, espérant ainsi échapper à la rigueur du vent. Sur ces pentes abruptes, il tourbillonne et emporte tout sur son passage, sans distinction d’espèce ou de race. Ici, tout le monde est traité à la même enseigne. Personne n’est favorisé. Personne n’est oublié. Loin des sociétés favorisant les intérêts des uns ou des autres, la nature dicte ses lois sans préjugés ni limites.
Après une nouvelle pause bien méritée, je repris la route pour descendre doucement dans une nouvelle vallée. Face à moi s’étendait un autre lac, plus grand et lumineux. L’atmosphère qui se dégageait de ce lieu était une nouvelle fois monumentale. Le lac s’étendait entre deux contreforts puissants jusqu’à disparaitre au loin dans une cascade colossale. Les nuages, à peine plus hauts que l’horizon semblaient provenir de la cascade. Ils s’élevaient doucement formant un nuage vaporeux comme de la buée lorsque l’on fait couler de l’eau chaude dans un récipient trop froid.
Le chemin que je devais emprunter zigzaguait d’îles en îles et longeait parfois le lac si près que l’on aurait dit qu’il disparaissait dans les profondeurs de cette eau turquoise. 
Face à ce spectacle sans fin, j’oubliais tout. Je ne pensais qu’à une chose. Ingérer toute cette grandeur afin d’en retranscrire les moindres détails à mon retour en ville. Convaincu par cet espace et ce tableau merveilleux, je décidai de poser la tente à cet endroit précis. La nuit allait être douce et paisible.
Le lendemain matin j’étais fin prêt pour affronter la dernière partie de mon excursion. Il s’agissait  d’accéder à la partie la plus redoutée. Le col que j’allais devoir gravir était mythique. Il s’affichait, fier de ses fondations solides et de son éventail naturel insolent et grandiose. L’ascension de ce col était à la fois une épreuve et une réelle remise en question. Tout ici était démesuré. Les espaces se déployaient à l’infini et l’on pouvait aussi bien admirer une forêt dense qu’un terrain stérile et gris comme si soudain nous avions été transporté sur le sol d’une planète lointaine. Vivre cette ascension était synonyme d’expérience de vie. Ce devait être un réel moment de communion intense entre une nature que l’on tend à oublier et notre nature propre qui ne cesse de nous projeter vers des horizons matériels inutiles et chronophages. Ce vaillant et jeune mont, formé il y a environ 250 millions d’années scrute dignement l’horizon, dévisageant l’homme, et lui rappelant à quel point il est petit. En levant les yeux face à cet immensité si diverse et parfaite, on se prend à se rappeler les plus hautes tours construites par l’homme à Dubaï, aux Etats-Unis en encore en Asie. Nos exploits ne sont valables qu’à l’échelle humaine. Nous dépassons nos limites en nous glorifiant de notre avancée. Mais s’il regardait autour de lui et faisait preuve de plus d’humilité, l’homme se rendrait compte qu’il est décidément loin d’atteindre le sommets symphoniques de cette nature souveraine. 
A mon niveau, atteindre les hauteurs de ce mastodonte n’était qu’une étape de mon voyage. Du haut de ce Grand Galibier je pourrais presque toucher du doigt et imaginer l’habitat naturel de cet ogre que personne n’avait encore jamais vu.
La haute montagne se dressait enfin devant moi. Si j’avais été épargné jusqu’à présent, cela ne devait plus durer. Des nuages terrifiants étaient venus masquer les cimes les plus hautes du massif, plongeant la vallée dans une atmosphère ténébreuse et angoissante. Ma première pensée, forcément égocentrique, me poussa à me demander si cette lumière soudain si sombre ne m’étais pas destinée, comme un avertissement de la nature vis à vis de l’étranger que je représentais. Peut-être n’était-elle pas prête à dévoiler un de ses secrets les mieux gardé. Peut-être ne voulait-elle pas me montrer ce que j’exploiterai plus tard et montrerai sans honte aux milliers d’humains prêts à m’accueillir à bras ouverts dans une capitale bondissante face à cette découverte. Je n’en savais rien. Ce qui était certain, c’est que j’avais fait trop de chemin pour faire machine arrière. Je ne pouvais plus abandonner. Plus maintenant. Et ce n’était pas un possible avertissement qui remettrait en question des mois de préparation. Je devais aller au bout de ce voyage. Mon histoire devait être glorieuse. J’étais un homme, et les réseaux sociaux m’attendaient. 
J’entamais l’ascension qui devait durer plusieurs heures en me demandant vraiment ce que je faisais là. L’humilité ne s’acquiert pas. On se la prend à travers le visage lorsque l’on est trop occupé à se regarder le nombril, à prendre en considération des besoins secondaires, des excuses inutiles, des arguments princiers. Je tentais de ranger mon égo et ma fierté pour souffrir et courber l’échine jusqu’en haut. À ce stade, je n’étais plus vraiment sûr d’atteindre ces sommets de la gloire. À vrai dire, je n’étais plus sûr de grand chose. 
Le soleil disparut complètement et le vent se mit à souffler comme si d’un seul coup on avait allumé une soufflerie géante. La nature s’était adaptée et était prête. Je ne l’étais pas. Je n’avais jamais rien vu de pareil. La violence de ces vents était sans commune mesure avec ce que je connaissais. Ils s’engouffraient dans ces pentes à l’apparence stérile, et me glaçait la chair, faisant fi de mon équipement au marketing imparable. Anti-froid, anti-vent, anti-pluie. Tout y était. Mais des progrès restaient visiblement à faire. Pas sur le marketing. Sur la vérité. Pour couronner le tout, quelques goutes de pluie entrèrent dans la danse pour parfaire cette métaphore de la tempête. Rien n’avait été oublié. Tous les éléments avaient été conviés pour me réserver un accueil digne des livres d’histoire et des plus anciennes légendes. J’étais mouillé jusqu’aux os et le vent s’occupait de me rappeler à quel point j’étais faible, à quel point j’étais petit dans ce lieu de démesure. Peu à peu, le sol devint meuble rendant mes déplacements de plus en plus difficiles. Je tombais à de nombreuses reprises sans pour autant abandonner mon effort. Je n’y voyais désormais presque plus et me contentais de suivre le chemin qui se dérobait devant moi.
J’éprouvais pour la première fois la sensation d’être vaincu par une adversité que je ne pouvais combattre. Mes armes ne valaient rien contre elle. Je n’avais aucun pouvoir contre cette entité invisible. Que faire, que dire? Les coups s’abattaient sur moi sans que je ne puisse les contrer. C’était si facile de me vaincre. Seul, je n’étais rien. Et pourtant, à plusieurs nous étions un réel fléaux pour elle. À l’instar de la situation dans laquelle je me trouvais, cette même nature, si puissante, ne savait que faire face aux assauts de l’homme. Elle s’immobilisait, impuissante. La flore ne repoussait plus, les animaux disparaissaient sous l’indifférence générale et l’homme poursuivait son bonhomme de chemin. J’avais honte. Honte d’être qui j’étais. Honte de faire parti d’un groupe si destructeur, se cachant derrière des valeurs de façade pour se donner bonne conscience. La planète avait abattue toute ses cartes. L’homme était encore capable du pire comme le démontraient les guerres récentes. Dans ce chaos généralisé, je continuais d’avancer grâce à cette haine qui me prenait aux tripes.
Contre toute attente, la violence de la tempête se réduisit peu à peu et je pus enfin accéder au col. Je n’y voyais aucun signe. Juste peut-être de la chance. Epuisé, je jetais un oeil autour de moi afin d’apprécier ce que j’avais tant désiré. J’avais réussi. J’étais parvenu à atteindre cette cime réputée si difficile. Je m’étais dépassé. J’avais accepté les coups sans contrepartie. J’avais simplement fait corps avec la nature. Je regardais ce paysage qui s’étendait tout autour de moi, merveilleux, gigantesque. J’étais heureux. Un sourire m’éclaira le visage et je ressenti un frissons s’emparer de moi. 
De la haut je le voyais enfin. Le Vieux Chaillol était prêt à m’accueillir.
Pour accéder à ce nouveau massif, deux options se présentaient à moi. La première, la plus simple, consistait à descendre le Grand Galibier en empruntant le chemin déjà tracé par les hommes, puis remonter ensuite les pentes du Vieux Chaillol par la face la moins escarpée. L’avantage le plus clair de ce trajet était de bénéficier d’un chemin qui me mènerait jusqu’au pied du Vieux Chaillol sans que je n’ai trop de questions à me poser.  C’était une voie sûre par laquelle je pourrais peut-être même rencontrer des congénères. Néanmoins, l’inconvénient majeur était que je devais descendre un col pour en remonter un autre. Cela me ferait perdre beaucoup d’énergie dans ce voyage qui commençait à m’éprouver physiquement. La seconde option, plus périlleuse, consistait à contourner la vallée. L’avantage était surtout physique. Je n’aurais par cette voie pas besoin de me fatiguer autant puisque je conservais plus ou moins la même altitude. En contrepartie, l’inconvénient majeur était qu’il n’y avait aucun chemin. Tout ici était intact, vierge. Après quelques instants de réflexion les choses étaient claires. Je décidais de passer par la montagne. Pour atteindre mon but, je n'aurais qu’à me faufiler au coeur des terres, ce qui par ailleurs me permettrait également d’en apprécier la beauté.
Il ne me restait qu’une ou deux heures avant que la nuit ne tombe mais je décidais tout de même de m’engager dans cette nouvelle aventure. J’observais l’horizon afin de définir quel serait le chemin le plus droit et le plus aisé me permettant d’atteindre le Vieux Chaillol. Je ne devais d’ailleurs pas seulement l’atteindre mais le dépasser. La destination que je m’étais fixé se trouvait en effet derrière cette muraille naturelle. 
À la surface du sol, la roche affleurait par petites touches, ça et là. Elle était partout mais se laissait parfois recouvrir par une légère couche de mousses jaunes et vertes. A d’autres endroits, de petits cailloux étaient disposés sur le sol comme si quelqu’un avait voulu dessiner des formes géométriques se détachant du reste. Tout ceci conférait au lieu un aspect relativement austère et froid. La végétation n’était pas à son aise et la nature effectuait ici une sélection naturelle drastique. 
Pas si loin de là, au milieu de nulle part, je visualisais une sorte de refuge. C’était sans doute une bergerie utilisée autrefois par les hommes pour s’abriter du mauvais temps. Elle n’était pas toute proche mais j’espérais pouvoir la rallier pour y passer la nuit. Je me lançais donc sur ce paysage désertique avec l’ambition de passer la nuit à l’abri du mauvais temps qui rodait. Le sol était relativement solide et je pouvais avancer à une cadence assez élevée. Mon choix avait été judicieux puisque l’altitude restait constante et je n’avais pas à souffrir des descentes et autres ascensions. 
Il l’était d’autant plus que j’étais épuisé. Il fallait que je me repose. Autour de moi il n’y avait personne. J’étais seul, plongé dans une solitude que j’expérimentais pour la première fois. Je n’avais jamais été seul plus de 24h. En réalité, je n’avais jamais été seul tout court. En ville, les mouvements incessants bercent un quotidien auquel on s’habitue aisément. J’étais rarement seul dans mon appartement. Une femme, des amis… Et lorsque aucun d’eux n’étaient présents les voisins se chargeaient de me rappeler que je n’étais pas seul dans l’immeuble. Pour finir, de jour comme de nuit, la rue bruissait sans relâche de sons et autres témoignages d’âmes errantes. Si je me sentais seul, je n’avais qu’à me saisir de mon iPhone pour joindre telle ou telle personne. Cet ainsi que je passais des heures à discuter de tout et de rien.
Ici, tout cela était impossible. Mon iPhone ne captait plus depuis deux jours et je m’étais résolu à le laisser dans une des poches de mon sac afin de préserver sa batterie au cas où. Autour de moi, aucune âme ne vivait. Je n’avais pas même croisé un animal depuis mon passage par le Grand Galibier. Je ressentais pour la première fois une sensation étrange. Je ne pouvais me raccrocher à rien. Je ne dépendais que de moi. Je fus pris d’une intense angoisse lorsque je compris que je devais faire confiance à mon corps. S’il m’arrivait soudainement quelque chose, je ne pourrais rien y faire. Je serais condamné à agoniser là, sans aucun recours. D’habitude, j’avais toujours sous la main une personne prête à m’aider ou à me rendre service. Ici j’étais seul. Depuis mon départ, c’est à cet instant seulement que je pris conscience de la distance qui me séparait des autres. Mon esprit fut pris de panique et des centaines d’idées plus obscures les unes que les autres se mirent à fuser dans ma tête. Après de longues minutes, j’avais dû faire face à deux AVC, trois arrêts cardiaques et une maladie inconnue et soudaine qui allait me gangréner le corps à la moindre chute. Le processus était d’ailleurs peut-être en marche puisque j’avais dû faire face à plusieurs chutes légères depuis mon départ. Mon esprit se renfermait ainsi peu à peu sur lui même et je gardais mes yeux rivés sur le sol à l’affût d’une attaque soudaine et létale.
Lorsque je levais les yeux, je me rendis compte que je n’étais plus qu’à quelques encablures du refuge. La pression retomba aussitôt et mon angoisse se sentit soudainement isolée. Une nouvelle sensation de profonde liberté me submergea et j’oubliais instantanément toutes les maladies qui rodaient autour de moi. J’étais libre de tout. Rien ni personne ne pouvait à cet instant précis me dicter ce que je devais faire. Je choisissais chacun de mes actes en fonction des circonstances et dans le but de favoriser ma survie. Je ne suivais plus un mouvement ou une tendance que l’on essayait tant bien que mal de m’inculquer. J’avançais à mon rythme, dans la direction qui me semblait la plus juste, satisfait de chacun de mes pas. La liberté s’emparait de moi et j’exultais intérieurement, profitant de ce soleil qui plongeait dans les abîmes, en route pour le refuge qui me tendait les bras.
Le lendemain, le ciel était de nouveau radieux. Tout semblait s’être arrangé pendant la nuit et les nuages menaçants de la veille avaient disparus. Mes premières inspirations hors de la bergerie furent merveilleuses. Mes poumons s’emplirent d’un air frais gonflé de parfums agréables et revigorants. A l’intérieur, je m’étais permis le luxe d’allumer un petit feu afin de passer la nuit au chaud. L’odeur de bois que j’adorais, avait ainsi envahie l’unique pièce et il faut dire que le contraste avec l’extérieur était brutal. Je profitai de cette énergie matinale pour ranger mes affaires et remettre la bergerie dans l’état dans lequel je l’avais trouvé. Heureux de laisser les lieux en parfait état, sans qu’aucune trace de mon passage ne puisse être décelée, je me mis en chemin. La vallée n’était pas très grande et je pensais pouvoir atteindre mon objectif en quatre heure de marche environ, si tout se passait bien.
Ce matin je n’étais pas seul. Contrairement à la veille, la faune s’exhibait autour de moi pour mon plus grand bonheur. Des bouquetins jouaient à quelques centaines de mètres. Leur vitalité était communicative et je souriais de les voir courir, sauter et gambader dans les prairies recouvertes de fleurs. Oui, je souriais, seul, mais c’était plus fort que moi. Je ne pouvais repousser ce bonheur qui m’envahissait peu à peu. Il ne me restait maintenant que quelques mètres et je pourrais enfin savoir ce qui se cachait derrière cette crête à première vue menaçante du Vieux Chaillol. Je tenais haletant mon appareil photo d’une main, prêt à bondir, à l’affut de cette image qui me permettrait de devenir célèbre. Mon rythme cardiaque augmenta soudainement et je ralentissais comme pour déguster le temps qui me séparait de cette découverte majeure. Cet endroit n’avait été visité que très peu de fois. L’accès n’était pas des plus aisé et les conditions météorologies avaient souvent repoussé les visiteurs. Par chance, aujourd’hui les planètes semblaient alignées.
C’est alors que l’univers se dévoila devant mes yeux écarquillés. La nature atteignait son climax. Tout semblait parfait. Les couleurs, les paysages, les sons, la température, la faune, la flore. La vie me permettait enfin de vivre un instant mémorable que je n’oublierai jamais. Depuis ma plus tendre enfance j’avais été bercé par une image, par un quotidien ou tout était imbriqué difficilement entre de grises palanques de pierre. Tout était rigide, sinistre et opaque. Devant mes propres yeux j’avais maintenant l’impression de découvrir un Jardin d’Éden. Des dizaine de livres d’histoire ou de mythologie que j’avais lu, la seule chose qui pouvait ressembler de près ou de loin à ce spectacle envoutant était l’Éden. Ce jardin magique ou tout était possible, ou tout était permis, ou tout était parfait. Je posais mon appareil sur le sol et respirais une nouvelle fois ce cadeau inespéré que me faisait notre belle terre. Décrire ici tout ce que cette journée m’apporta serait impossible. Je m’étais d’ailleurs résolu à ne rien emporter de ces lieux. Existait-il un animal féroce et jamais vu par les civilisations? Peut-être. Je ne voulais pas révéler au monde ce que la terre avait de plus beau à nous offrir. C’était sans doute égoïste de ma part mais je ne sais que trop bien le gâchis que l’homme pourrait en faire. Ces cadeaux il s’en amuse quelque temps et les casse lorsqu’il les as trop vu. Le tourisme de masse aurait ici tout dévasté et je ne voulais pas en être le responsable.
Ce que j’avais appris ici dépassait tous mes espoirs et mes mythes. J’avais ignoré la terre depuis trop longtemps pour ne pas dire toujours. Elle m’avait permis de vivre, de grandir et d’évoluer dans un monde à ma mesure. Je la piétinais sans qu’elle ne se plaigne jamais, sans jamais qu’elle ne me rappelle à l’ordre. Elle avait été bonne pour moi. Elle m’avait donné confiance en moi. Chaque jour, je pestais contre elle parce qu’il pleuvait ou qu’il faisait du vent. Je n’avais que rarement de douce attention pour elle. Pourtant, elle poursuivait son cycle immuable et m’apportait tous les printemps et les étés au cours desquels j’aimais prendre mes vacances, profiter de ses bienfaits, déguster les fruits qu’elle m’offrait avec un intense plaisir. Mais cela je ne le voyais pas. Il me semblait que c’était un dû, que c’était normal et que je devais être payé pour ma contribution. Ce que je ne comprenais pas c’est que je contribuais, certes, mais au déclin de cette terre mère qui me regardait, bienveillante. Je lui assénai des coups de crosse sans même la regarder en face. Elle pleurait parfois, mais elle finissait toujours par me pardonner, et me rendait les moments que j’aimais sans aucune rancoeur. 
Face à tant de beauté, je laissais mon esprit se perdre, le sourire monter sur mes lèvres. Je pris une respiration et devint enfin un homme. Un homme responsable. Un homme heureux…
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